Quelle place pour les maths en France ?

Un vent de tempête semble actuellement souffler sur l’enseignement des mathématiques si l’on en juge par les déclarations fracassantes de ce début d’année 2022 autour de la réforme du lycée initiée par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, et entrée en vigueur en 2019.

En mettant fin aux séries générales S (scientifique), L (littéraire) et ES (économique et sociale), cette réforme a réorganisé les programmes de première et de terminale autour d’un tronc de matières obligatoires, d’enseignements de spécialité – trois en première, deux en terminale à choisir parmi une dizaine de possibilités – et d’une à deux options.

Dans ce cadre, les maths quittent dès la fin de la seconde le tronc commun et sont enseignées soit en spécialité soit en option « mathématiques complémentaires » en terminale pour ceux qui abandonnent la spécialité en terminale. « Nous avons voulu faire baisser la pression sur cette discipline et qu’elle ne soit plus une variable de sélection des élèves, mais un enseignement de choix », a déclaré au Monde l’inspecteur général Charles Torossian, coauteur avec Cédric Villani, en 2018, des « 21 mesures pour l’enseignement des mathématiques ».

Résultat : le nombre d’élèves étudiant les maths jusqu’au bac serait en déclin. En 2020-2021, « 59 % des élèves suivaient un enseignement de maths en terminale contre 90 % avant la réforme », selon les sociétés et associations savantes de mathématiques qui s’inquiètent des conséquences de ces évolutions. Inquiétudes reprises par le Medef qui demande dans ses propositions pour la présidentielle 2022 de « renforcer l’enseignement mathématique, scientifique, technologique et numérique » et de revenir sur la réforme du bac « dans un contexte où la formation d’ingénieurs et de techniciens est primordiale ».

Distance historique

Une bataille des chiffres a fait rage, complexe voire assez confuse. Et dimanche, sur Cnews, Jean-Michel Blanquer en est venu à dire qu’il faudrait « probablement » ajouter des mathématiques dans le tronc commun des classes de première et de terminale pour que « l’ensemble des élèves » aient davantage de « culture mathématique ».

Derrière tous ces débats se pose en effet la question de la place des maths dans le système éducatif et dans la société en général. Prendre un peu de distance historique permet de comprendre que les maths n’ont pas toujours été la discipline reine que l’on connaît, que leur place a varié au fil des époques et est matière à débat public.

Rappelons d’abord que, pendant longtemps, ce sont les lettres classiques qui ont été au principe même de l’éducation des élites, les sciences et les mathématiques étant réduites à la portion congrue. Au milieu du XIXe siècle, dans l’enseignement secondaire classique (le seul secondaire qui existe alors, réservé de fait à moins de 2 % des garçons), un lycéen, en suivant un cursus complet de la sixième à la terminale, passe 40 % de son temps en latin et grec (deux fois plus en latin qu’en grec), 13 % en français, 11 % en histoire-géographie, 11 % en mathématiques et en sciences, 8 % en langue vivante.

Si c’est la période gaullienne qui marquera un tournant pour la place des maths et des sciences dans la formation des élèves, la réforme de 1902 déjà institue une brèche « moderne » dans le dispositif. Après un premier cycle classique, trois sections se distinguent en seconde : une section latin-grec (A), une section latin-langues (B), une section latin-sciences (C) ; mais il existe désormais en outre une section moderne dite langue-sciences (D) qui succède, elle, à un premier cycle sans latin. Cependant la hiérarchie des sections est sans équivoque : les trois sections classiques l’emportent sur la nouvelle venue, la section « moderne ».

Tournant gaullien

Lorsque Charles de Gaulle devient Président de la République en 1958, le traité de Rome, signé en 1957, vient d’instituer l’Europe communautaire. La mise en orbite par l’Union soviétique, en 1957 également, du premier satellite terrestre – le spoutnik – interpelle l’ensemble des pays de l’Ouest : qu’en est-il de la suprématie scientifico-technologique des uns et des autres ?

À partir du milieu des années 50, les USA avaient d’ailleurs déjà déclenché une campagne alarmiste à destination de leur opinion publique et de leurs alliés européens : l’URSS était en train de gagner la bataille des cerveaux, celle des ingénieurs et des cadres supérieurs. Le volontarisme nationaliste gaulliste prend cette situation comme un défi à relever, comme le soulignent les Mémoires d’espoir de Charles de Gaulle :

« Puisqu’en notre temps la France doit se transformer pour survivre, elle va dépendre autant que jamais de ce que vaudra l’esprit de ses enfants à mesure qu’ils auront à assumer son existence, son rôle, son prestige […]. Il s’agit que l’enseignement qui leur soit donné, tout en développant comme naguère leur raison et leur réflexion, réponde aux conditions de l’époque qui sont utilitaires scientifiques et techniques ».

En vertu du très important décret du 10 juin 1965, les chemins conduisant au baccalauréat se spécialisent dès la classe de seconde avec quatre séries (ou filières) générales : A (littéraire), B (sciences économiques et sociales), C (mathématiques), D (sciences expérimentales).

Notons que ces évolutions dans le secondaire s’accompagnent aussi de changements de perspectives au niveau du primaire. Si « les exercices pratiques, les applications usuelles, les démonstrations simples et familières », doivent être l’âme et la vie de l’école » selon les Instructions officielles du 28 mars 1882 (signées Jules Ferry), en 1960, le mathématicien Jean Dieudonné pose dans un texte célèbre la question d’une toute autre place des mathématiques et d’un tout autre enseignement.

« Quel but poursuit-on dans nos civilisations modernes en enseignant les mathématiques aux enfants ? Il s’agit de leur enseigner à ordonner et enchaîner leur pensée selon la méthode dont se servent les mathématiciens parce qu’on reconnaît dans cet exercice un excellent moyen pour développer la clarté d’esprit et la rigueur du jugement. C’est donc l’essence de la méthode mathématique qui doit faire l’objet de cet enseignement, les matières enseignées ne devant en être que des illustrations bien choisies ».

C’est ainsi, après quelques péripéties, que l’on aura la mise en place à l’école de ce que l’on appellera les « mathématiques modernes », dès la deuxième moitié des années 1960 dans l’enseignement secondaire, à partir de 1970 dans le primaire. Les tenants des « mathématiques modernes » ont unifié les mathématiques par un formalisme qui impliquait un niveau supérieur d’abstraction. Ce faisant, ils n’ont pas toujours évité – tant s’en faut – de mettre en place une sorte de langue formelle dont il fallait apprendre le lexique et la syntaxe, ce qui requérait une gymnastique intellectuelle susceptible d’avoir des effets élitistes, voire inégalitaires.

Rééquilibrer les filières ?

Au niveau du lycée, le système des filières avait été conçu comme devant être le cadre fonctionnel pour une bonne orientation qui tienne compte des aptitudes et des goûts des élèves afin de les préparer, dans des cursus adaptés, à des poursuites spécifiées d’études dans l’enseignement supérieur. Mais la filière C (dite « maths-sciences », rebaptisée depuis S après sa fusion avec l’ancienne filière D) a été convoitée bien au-delà de ce à quoi elle devait normalement (fonctionnellement) conduire, à savoir des orientations spécifiques requérant des capacités particulières dans le domaine mathématique et scientifique.

Du fait de sa position dominante de filière d’excellence, elle a ouvert pratiquement à tout (et souvent en priorité), ce qui a conduit à un certain nombre de dysfonctionnements en chaîne du système, au détriment de la filière B (rebaptisée depuis SES, « sciences économiques et sociales ») et surtout de la filière A (« littéraire » rebaptisée depuis L). Dès 1983, le rapport sur les seconds cycles a souligné que « les études à dominante scientifique, détournées de leur finalité, servent en fait à définir une élite ». Depuis cette date, tous les rapports sur le lycée, tous les projets de réforme ont voulu « rééquilibrer les filières et les séries » en luttant contre la prééminence du bac scientifique constitué en voie royale.

Cela n’impliquait pas que les maths en elles-mêmes étaient la voie royale. Au contraire même, à certains égards. Certes, c’était parce qu’il y avait des mathématiques d’un plus haut niveau dans cette filière que dans les autres que cette filière a pu devenir la « voie royale ». Mais nombre d’élèves l’ont choisie non pas pour se préparer à des études supérieures requérant un haut niveau de mathématiques mais parce qu’on pouvait avoir ce baccalauréat-là avec des notes moyennes, voire médiocres, en mathématiques, compensées par de bonnes notes dans d’autres disciplines et que – ce faisant – ce baccalauréat C ou S était de fait moins un baccalauréat « maths-sciences » qu’un baccalauréat généraliste d’excellence planant au-dessus des autres.

La réforme engagée par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer tente de mettre fin au système des filières qui a abouti à ce dysfonctionnement majeur sans pouvoir être corrigé. Aboutira-t-on cette fois-ci non pas à une filière d’excellence généraliste (baptisée « maths-sciences ») mais à une « voie royale » de la discipline « mathématiques » elle-même ? Ou a d’autres voies d’excellence (voire « royales ») dans d’autres disciplines ? 

Ce qui importe, c’est plutôt de pouvoir raisonner, apprendre la démonstration, structurer un raisonnement, apprendre à ne pas trouver, à échouer et à se corriger. Les connaissances jouent certes le rôle de carburant, mais ne seraient-elles pas secondaires ? Si nous possédons un bon raisonnement, nous pouvons les acquérir lorsque nous en avons besoin. 

 
Claude Lelièvre, enseignant-chercheur en histoire de l’éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université de Paris.
 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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