Se séparer des parents pour grandir : quelle marge pour les ados dans un monde connecté ?

Se séparer des parents pour grandir
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Si les manières de devenir adulte ne sont jamais exactement les mêmes d’une société à une autre, il existe néanmoins des invariants. Les expériences de séparations comptent au nombre de ces incontournables de la condition humaine : pour devenir adultes, les enfants doivent se confronter à des situations pendant lesquelles ils n’évoluent plus sous le regard protecteur de leurs parents. Dans les sociétés contemporaines, la séparation est expérimentée lors de la fréquentation de l’école, du partage d’activités entre pairs, de moments passés chez les grands-parents, de colonies de vacances, de soirées entre amis…

Ces expériences sont liées de près à l’émergence d’un horaire personnalisé pour l’ado, qui se désynchronise progressivement du rythme de vie de ses parents. Et ces temps sont propices à l’autonomisation : parce qu’ils doivent s’en remettre à des ressources « extérieures », ne pouvant plus compter sur l’aide bienveillante de leur famille dans des contextes ponctuels, les enfants devenant adolescents se retrouvent de plus en plus souvent dans des situations pendant lesquelles ce sont les pairs ou d’autres adultes qui leur offrent de nouvelles alliances et d’autres manières de voir le monde. Ils s’en remettent plus souvent à leur propre jugement pour faire des choix, en évaluant leurs avantages et leurs inconvénients à la lumière d’avis diversifiés.

Ainsi le détachement familial n’annonce pas une rupture de l’ado à l’égard de ses parents mais des prises de distance à la fois physiques et symboliques, qui sont les préalables à un renouvellement de la relation à son père et à sa mère. L’enfant demeure l’enfant de ses parents, mais ces derniers doivent désormais composer avec leur nouveau rôle : être parent d’un adolescent.

« Pacte de connexion »

 

Pendant longtemps, l’autonomisation s’expérimentait à travers l’évidence de ces moments pendant lesquels, tôt ou tard, l’adolescent ou l’adolescente se retrouvait hors du périmètre surveillé par ses parents. Le simple fait de partir, de les quitter « physiquement » les forçait à éprouver la séparation, et à vivre des situations pendant lesquelles ils étaient amenés à exister autrement dans le regard des autres, à ne plus jouer simplement le rôle d’enfant, mais aussi d’élève, d’ami ou d’amie, de petit copain ou de petite copine.

Interagir dans d’autres lieux, avec d’autres personnes, impliquait par définition d’interagir sans la présence des parents. Un voyage pouvait se transformer en une véritable épreuve de manque, et le chemin de l’école, comme le soulignait Françoise Dolto en son temps, constituait un moment d’expérimentation propice à la prise d’autonomie.

Le monde connecté a fait disparaître cette évidence, jusqu’à affecter significativement ce qui, hier encore, constituait la voie privilégiée de la prise d’autonomie. Parce qu’il est possible de s’éloigner physiquement, tout en ressentant la possibilité de réactiver le lien malgré la distance, les espaces d’autonomisation sont désormais assujettis à de nouvelles normes. Ce n’est plus l’éloignement dans l’espace qui régit l’expérience de séparation, mais le pacte de connexion qui en indique la qualité.

Cette expression de « pacte de connexion » désigne le contrat plus ou moins explicite que chaque individu passe avec les membres de son environnement social, contrat qui précise la fréquence des échanges ainsi que le délai attendu pour répondre à un message ou un appel. Les « pactes de connexion » sont ainsi très différents d’une relation à une autre. Dans certains cas, une réponse en quelques secondes sera espérée alors que, pour une autre personne, ce délai « raisonnable » pourra s’allonger sur quelques jours. Le « pacte de connexion » rappelle qu’une norme s’instaure en fonction de la relation spécifique à l’autre. En ce sens, chaque pacte de connexion vient dire quelque chose de chacune de nos relations.

Le « pacte de connexion » s’immisce dans la relation entre les parents et leurs enfants, et affecte significativement l’investissement des espaces d’autonomisation. Parce que ce pacte induit une norme de la fréquence des échanges et du délai de réponse, les parents se retrouvent symboliquement présents dans des espaces d’où ils étaient autrefois exclus. Ainsi des jeunes nous racontent, dans le cadre de nos recherches, les textos auxquels ils doivent répondre aussitôt sortis de la classe, les messages qu’ils envoient pour éviter d’être appelés lorsqu’ils se retrouvent avec leurs amis, parfois dans des moments d’intimité. D’autres encore nous racontent l’importance de ces moments attendus de la piscine ou de la douche parce qu’ils suspendent momentanément l’injonction de répondre, ou, du moins, d’être potentiellement joignables…

Résister à la tentation de communiquer ?

 

Ainsi ce que le sociologue Francis Jauréguiberry observait il y a plusieurs années au sujet des cadres supérieurs se vérifie désormais chez les plus jeunes de nos sociétés : pour accéder aux bénéfices de leur temps libre et pour échapper à la présence des absents, un effort est nécessaire, une résistance doit être opposée à la tentation de se reconnecter, de retourner vers l’autre, de répondre, encore, à ses attentes.

Dans ce contexte s’amplifie l’inégalité qui départage, d’une part, ceux et celles dont l’usage relativement maîtrisé des outils numériques permet de matérialiser leur indépendance en résistant aux sollicitations et, d’autre part, les autres qui, au contraire, n’arrivent pas à s’imposer, percevant alors dans leur réponse spontanée, dans l’urgence, le signe de leur propre incapacité à gérer leur existence.

La tentation peut être grande pour certains de revenir, en un seul clic, vers ces personnes dont la présence est réconfortante. Ainsi, lorsqu’un ado se retrouve séparé de ses parents, non seulement doit-il parfois refuser de répondre dans l’urgence à leur demande pour se prouver qu’il est autonome. Dans certains moments, c’est lui-même qui revient vers eux, à défaut de pouvoir se tourner vers les autres.

En d’autres termes, il n’est plus rare qu’un adolescent se retrouvant seul à la maison téléphone à ses parents pour poser une question dont la réponse le rassurera. Il n’est plus rare non plus qu’un adolescent se retrouvant loin de chez lui appelle mère et père pour être rassuré, pour obtenir de l’aide, pour se souvenir que le lien est réactivable malgré la distance. Ainsi la séparation d’avec les parents ne s’effectue plus sous le signe du manque avec lequel l’individu doit composer, mais sous le signe de la capacité à résister à la tentation de revenir vers eux.

Il ne s’agit pas de subir le manque, mais d’accepter de le vivre pleinement même s’il est possible d’en atténuer les effets. Si vivre la séparation ne peut être vécue comme autrefois, se séparer implique un travail supplémentaire, la nécessité d’échapper aux possibilités d’être joignable. Rares sont les moments désormais qui assurent le silence et le recueillement. Rares, mais précieux, sont devenus ces temps pendant lesquels, non seulement les autres ne peuvent plus joindre l’individu, mais surtout pendant lesquels l’individu n’a plus à faire l’effort pour résister.

S’il n’est plus aisé de vivre pleinement les temps de séparations pour en bénéficier du potentiel en termes d’autonomisation, il n’est guère plus facile de se séparer pour se recueillir. Un énième effort à faire, encore et encore, s’ajoute à la longue liste des injonctions qui pèsent sur l’individu au moment il devient adulte.

Jocelyn Lachance, Enseignant-chercheur en sociologie, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA).

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.